♦ L'histoire complète ♦
Même ici, au sud de l’archipel, la harde pouvait d’hors et déjà percevoir les changements de températures qui s’annonçaient. L’air n’était plus tout à fait aussi sec ni aussi chaud qu’au coeur de l’été. La faune et la flore qui avaient été si durement malmenées par la chaleur du dieu Soleil semblaient animées d’une vigueur nouvelle. Il y avait dans la brise un lointain parfum de pluie. Lorsqu’elle tombera enfin, elle ruissellera longtemps avant de pénétrer cette terre si aride qu’il lui arrivait de craqueler sous les sabots. Le printemps et l’automne étaient toujours les saisons les plus douces mais d’une façon ou d’une autre elles étaient toujours annonciatrices de l’arrivée imminente des étés impitoyables et des hivers non moins cléments.
Et comme à chaque changement de saison, Pyrrhus se faisait des soucis. Il avait beau avoir totalement confiance en Solaris et en ses décisions, il était incapable se s’empêcher de se faire du mouron pour les plus petits… l’une d’entre eux l’inquiétait particulièrement. Plus petite, plus chétive… plus timide aussi, forcément, car ces choses là allaient souvent ensemble. Un mauvais vent pouvait amener une toux… ou l’humidité ? Mieux valait ne pas y penser. Le changement d’alimentation non plus n’était pas très recommandé...
C’était plus fort que lui.
Et puisqu’il n’y avait rien à faire contre cela, il aimait aller prier ceux qui le pouvaient.
Non sans une grimace, il se redressa difficilement, luttant contre sa patte-folle pour ne pas finir les naseaux dans la poussière. Il était resté prostré plus longtemps qu’il ne l’aurait cru et ses muscles s’étaient endoloris. Avec un sourire, il adressa un dernier regard sur la pierre qu’un rayon vivace éclairait encore, là où il avait déposé une gerbe de sauge. Tobas ferait de son mieux pour protéger les siens, Pyrrhus en était persuadé. Rasséréné, il reprit chemin poussiéreux qui menait aux plaines. La journée touchait à sa fin et il était grand temps de rentrer. Les prédateurs sortaient à la nuit tombée et il n’était pas plus en mesure de les battre à la course que de les rouer de coups.
Il remontait la côte d’une petite foulée rapide lorsque le bruit caractéristique d’une franche galopade lui parvint, un peu étouffée par les rochers et le taillis. La curiosité étant, à cet instant, plus forte que la peur -l’odeur qui flottait dans les parages appartenait de toute façon aux siens-, le tuteur décida de contourner les rocs pour jeter un œil à l’origine du raffut.
Derrière la pierre blonde, l’un des guerriers de la harde s’entraînait encore. Le fracas de ses sabots faisaient trembler le sol calcaire et Pyrrhus regarda avec amusement un lézard effrayé écourter sa sieste pour fuir loin de l’infernale cavalcade. Il reconnut sans peine la robe grise de Sendoa, que l’écume mousseuse trempait alors qu’il chargeait à grand galop quelques ennemis imaginaires
Légèrement en retrait, il se contenta d’observer en silence la démonstration de force brute. Puissance que, loin de jalouser, il était fier de pouvoir côtoyer, ne fût-ce que parce qu’ils appartenaient tous les deux à la même île.
La nature avait doté Sendoa d’une carrure dont aucun mâle n’aurait jamais à rougir et puisqu’il semblait se plaire on ne peut plus dans son rôle de guerrier, il aurait été dommage de le destiner à une quelconque autre occupation. Pyrrhus ne parvenait pas à se l’imaginer autrement qu’en train de fouetter la terre de ses gros sabots, toutes dents dehors et prêt à frapper. Il aurait été ridicule entouré d’enfants, quoi que sûrement très mignon.
Le gris dégageait une certaine délicatesse qui n’était pas dénuée de charme lorsqu’il s’en donnait la peine. Elle transparaissait dans ses gestes mesurées et la maîtrise qu’il avait de son corps. Ce détail n’échappa pas à Pyrrhus et son regard aiguisé. S’il en avait l’air au premier abord, Sendoa n’était pas juste une grosse brute sans cervelle. Raison pour laquelle l’étalon crème s’était finalement détendu en sa présence.
- Nous devrions rentrer, proposa-t-il avec douceur après qu’une brise eut secoué sa crinière.
Le soleil tombait déjà bas sur l’horizon et, quoi qu’on en dise, Pyrrhus ne pouvait s’empêcher de s’en faire pour la santé du guerrier. Les muscles chauds ne devaient pas être arrêtés brutalement et laisser à l’air fraichissant du début de soirée. Il ne connaissait rien de mieux que la marche pour les étirer.
De concert les deux chevaux voltèrent pour faire demi-tour et remonter le chemin clairsemé de pierres blanches. Elles glissaient un peu et par habitude, Pyrrhus prenait bien garde à ne pas les laisser le déséquilibrer, en particulier lorsqu’il y posait sa patte folle. La journée avait été longue et le trajet jusqu’à l’autel de Tobas avait tiré sur la corde. Il boitait un peu. Rien de qu’un bon onguent de camomille romaine ne pourrait atténuer toutefois.
Le silence qui s’instaura entre les deux étalons n’était pas aussi dense et inconfortable que le précédent. Pyrrhus le trouva même, au contraire, assez relaxant. Mais peut-être était-ce dû au raclement régulier que la corne de leurs sabots produisaient sur le sol asséché.
- Tu penses que tu pourrais venir parler aux petits ? Il proposa sans réfléchir et leva le museau pour observer la réaction du gris. Sa langue fonctionnait plus vite que son cerveau parfois. Il secoua la tête et ajouta avec précipitation : je sais que vous les impressionnez beaucoup, ce serait intéressant pour ceux qui veulent suivre cette voie de pouvoir te parler.
Ah ! Il aurait bien ris l’étalon ! C’était bien la première fois qu’on se souciait de sa santé. A part ses parents bien sûr. Mais une chose était certaine : si Pyrrhus avait un jour raison et s’il tombait vraiment malade, Sendoa ne manquerait pas de penser à lui !
Il regarda un peu la carrure de l’autre cheval, détaillant la moindre de ses courbes. Effectivement il n’était pas aussi trapu que certains et ses muscles semblaient bien moins développés que ceux des guerriers ou même des patrouilleurs. Pyrrhus avait vraisemblablement trouvé la bonne voie et les enfants avaient l’air d’être d’accord avec cette idée, d’après ses dires. Sendoa n’aurait jamais pensé faire ça de sa vie… c’était bien pour ça qu’il était guerrier !
« L’important c’est que tu ai trouvé ta place parmi la harde. »
Sendoa commençait à se refroidir un peu, il sentait l’air frais sur sa robe désormais et il frissonna même un peu. S’arrêter de s’entraîner ainsi n’était pas dans ses habitudes et il piétina un peu le sol pour se réchauffer et pour garder éveillés ses muscles.
Oui, il était taillé pour être guerrier, déjà petit, il avait hérité de la carrure de son père. Il était un gamin costaud et personne ne l’embêtait. Son enfance avait été tranquille, bercée par les récits des plus vieux sur les événements passés. Tobas était alors devenu son modèle, celui qu’il fallait suivre coûte que coûte et il n’en démordrait jamais.
« On va dire que c’était comme une évidence pour moi aussi. »
Il acquiesça doucement en hocha la tête tout aussi délicatement. Un geste assez étonnant vu la brutalité habituelle du géant gris.
Ahh… Ce qu’il se sentait bête. Mais plus Pyrrhus avait l’impression d’être un fin demeuré et plus Sendoa lui souriait avec amusement. Cette bienveillance contribua lentement à mettre le jeune cheval un peu plus à l’aise. Les muscles raides de son encolure se détendirent et il se mit aussi à sourire, quoique un peu moins largement que le gris. De toute évidence ce dernier s’amusait beaucoup de ses conseils plein de prévenance et il ne pouvait lui en tenir rigueur. C’était surement la première fois qu’on lui disait “couvre toi !” depuis bien des années. Ses vieux travers le rattrapaient toujours et il ne pouvait s’empêcher de jouer les mères-poules.
- Ah non...enfin, si. Oui, un peu, j’admets, avoua-t-il avec une moue un peu contrite. Mais tu verras quand tu auras le nez qui coule et que tu seras tout endolori, tu penseras à moi !
Il observa avec attention la carrure saillante du guerrier, cette espèce de montagne de muscles, d’os et vigueur aux flancs encore fumant d’effort. C’était à se demander si quoi que ce soit pouvait le terrasser.
Pyrrhus hocha la tête et releva les yeux pour rencontrer ceux, mordorés, de l’étalon gris.
- Oui, depuis presque dix ans, confirma-t-il avec une chaleur nouvelle. Il voyait bien que c’était pour Sendoa une forme d’étrangeté mais ce ne serait pas la première fois que ses choix de vie provoqueraient le scepticisme de ses pairs, il ne s’en offusquait pas.
- Je ne suis plus bon à grand chose, dit-il sans se départir de son sourire, mais les enfants m’aiment bien, et moi aussi. Un jour, cela m’est apparu comme une évidence. C’est ce que je fais de mieux et c’est là où je suis le plus utile pour la harde.
À une autre époque, lui aussi aurait rêver de se livrer à des mouvements compliqués et à des galopades effrénées pour servir les siens. Avec le temps, Pyrrhus avait compris qu’il devait se construire autrement et il l’avait fait, ce qui ne l’empêchait pas d’admirer les guerriers et les messagers pour autant.
- Toi aussi, tu as l’air d’être taillé pour ce que tu fais, ajouta-t-il avec douceur, peu désireux de s’appesantir sur lui-même.
SENDOA
Peut-être l’avait-il approché un peu trop rapidement, un peu trop brusquement même. Il ne faisait pas vraiment attention, Sendoa. Il était brusque depuis petit déjà, donnant des coups aux autres poulains sans le faire exprès, cela va de soi. Et il avait beaucoup travaillé sur cette maladresse et sur sa force incontrôlée.
Enfin, revenons plutôt à Pyrrhus qui semblait bien gêné de s’être fait “prendre” en train d’observer le guerrier. Sendoa ne lui en tenait absolument pas rigueur, au contraire, il était assez fier que l’on vienne étudier ses entraînements. Peut-être même qu’on pouvait lui donner quelques conseils sur sa façon de faire les choses.
L’autre sembla vouloir se justifier et un petit sourire embellit le visage du cheval de trait. Cela l’amusait beaucoup, ce genre de chose. Franchement, pour lui, il n’y avait aucune raison d’être gêné alors il hocha légèrement la tête comme pour apaiser son interlocuteur.
En tout cas il ne s’était pas trompé, il s’appelait bien Pyrrhus. Et puis un blanc commença à s’installer, lourd et ayant la faculté de mettre mal à l’aise les deux chevaux. Alors Pyrrhus décida de le briser en lui donnant un conseil. Sendoa se serait plutôt attendu à en recevoir un sur le thème du combat, de ses techniques et à la place… Pyrrhus lui parla plutôt de sa santé.
“T'inquiéterais-tu pour moi ? Allons ce n’est pas une petite brise de rien du tout qui me terrassera !”
Le Robuste s’empêcha d’esquisser un autre sourire, ne voulant pas que Pyrrhus ne le prenne mal mais la situation était si amusante pour le guerrier.
“Tu es celui qui s’occupe des poulains, n’est-ce pas ? Pourquoi avoir choisi ce rang ?”
A vrai dire les petits n'intéressaient guère le cheval de trait et il se demandait comment on pouvait vouer sa vie à leur garde. Ils posaient des questions si dérangeantes parfois !
Enfin, il fallait bien que tous trouvent un rôle à jouer dans cette harde et Pyrrhus avait trouvé le sien.
Lorsqu’il en avait le temps et l’occasion, Pyrrhus aimait se livrer à ces observations discrètes. Les entraînements des guerriers de la harde en particulier constituait un spectacle incroyable. Une danse brutale, à la gloire du dieu que les habitants de l’île vénéraient. Il avait souvent pu observer Solaris transpirer sous le soleil cuisant. En revanche, c’était la première fois qu’il pouvait assister à l’entraînement de Sendoa. Force était de constater qu’il s’adonnait aux mêmes passes compliquées que leur dominant, passes auxquelles Pyrrhus ne comprenait rien et qu’il aurait été totalement incapable de refaire sans briser net son épaule fragilisée.
Lui qui ne voulait jeter qu’un coup d’oeil s’oublia peu à peu dans sa contemplation au lieu de tourner les talons pour reprendre sa route. Le soleil couchant jetait sur la robe luisante de Sendoa des reflets chromés au milieu de la poussière soulevée par ses chacun de ses pas. Tobas pouvait être fier d’abriter des chevaux aussi forts et dignes. La crainte qui habitait le coeur sensible de Pyrrhus s’apaisa un peu, même en cas de coup dur, les siens seraient à même de résister, voilà le message que les dieux répondaient à sa prière.
Malgré son silence religieux l’autre mâle finit par remarquer sa présence, il était sans doute entraîné pour localiser un quelconque ennemi. Cette perception aiguë de son environnement s’étendait de toute évidence aux autres chevaux de la harde.
De son côté, Pyrrhus ne se rendit compte qu’il était repéré que lorsque l’avant main puissante fut à parvenue à quelques pas de ses propres sabots et que Sendoa freina avec brusquerie, ses postérieurs traçant une traînée marquée dans le sol. Un peu déstabilisé et arraché à sa rêverie, il sentit la gêne lui brûler les joues. Tout le monde n’aimait pas être épié de la sorte, et tout compte fait c’était certainement très impoli - en plus il répétait sans cesse aux poulains que la curiosité était un vilain défaut !
- Ah… mh. Je suis désolé, je ne voulais pas t’interrompre, souffla-t-il en cherchant ses mots avec maladresse, j’étais juste… Juste quoi ? En train d’admirer ? Il n’y avait pas de réponse qui ne fut pas affreusement embarrassante ou qui n’impliqua pas des explications longues et bancales aussi préféra-t-il se racler la gorge une bonne fois pour toute.
- Oui, c’est ça, affirma-t-il avec un brin moins d’hésitation, relevant le nez pour regarder dans les yeux le guerrier et lui adresser un sourire comme il ne paraissait pas lui tenir rigueur.
Ils se connaissaient peu et ce même s’ils vivaient au même endroit. Sendoa était plus âgé et son statut de combattant le tenait bien occupé. Il n’avait pas d’enfant et jusqu’à présent, rien n’avait réellement permis d’engager la conversation. D’ailleurs, si cela n’avait pas été l’initiative du gris, Pyrrhus ne s’y serait pas risqué. Il avait beaucoup d’admiration pour ses ainés, en particulier ceux qui veillaient à la sécurité des siens, et n’osaient pas se mêler à eux.
De manière générale, dès que son interlocuteur n’était plus en âge d’écouter ses sermons, il devenait comme incapable de socialiser et c’était somme tout assez handicapant. En particulier dans ce genre de moment où un blanc effroyable menaçait de s’installer.
- Tu t’appelles Sendoa. Et comme ça n’était pas une question, et qu’il avait mis presque trente secondes à ouvrir la bouche c’était certainement encore plus gênant qu’un bon gros silence, silence qui menaçait de se prolonger à nouveau. Conscient de sa maladresse, et un poil mortifié par son espèce d’handicap social, Pyrrhus ajouta avec toute la bonne volonté du monde : Tu...ne devrais pas rester comme ça à l’air. Enfin trempé. Avec le vent.
Mouais. Ça n’était pas terrible mais préférait passer pour un idiot que pour un type aigri alors c’était ça de pris.
Et puis...c’était vrai.
SENDOA
Une belle journée s’annonçait. Et en même temps, quand est-ce qu’il n’y avait pas de belles journées lorsqu’on se trouvait sur la splendide Île de Tobas ?! Pourtant un léger vent frais s’amenait petit à petit dans les terres. Ce n’était pas non plus une mauvaise chose et, en tout cas, cela allait contraster avec les très chauds étés de l’île ! C’est cette journée que Sendoa avait choisi pour aller s’entraîner. Enfin c’était plutôt une excuse car Sendoa s’entraînait dès qu’il le pouvait en fin de compte. Alors le voilà, se dirigeant vers les plaines pour accomplir son petit rituel. Il faisait fi des courbatures que même l’expérience ne faisait pas disparaître. Il repoussait ses limites chaque jours un peu plus jusqu’à se meurtrir lui même. Mais il savait que le jour où il aurait besoin de force, il serait près.
Une fois sur place, Sendoa oublia tout ce qu’il y avait autour de lui pour se concentrer. D’abord, son entraînement consistait à visualiser mentalement ses ennemis, il fermait les yeux, les rouvrait et enfin il était prêt. La plupart du temps il imaginait des Vagabonds venus sur leur île afin de la conquérir ou bien encore il s’agissait de Nordistes pour qui il vouait une haine aveugle et dénuée de sens. Mais il n’en avait que faire, c’était ainsi et c’était tout.
Le voilà désormais chargeant ses ennemis au grand galop, les dents serrées comme s’il se préparait à l’impact. Dans son imagination, le Robuste percute son adversaire et le fait chavirer. Dans un dérapage contrôlé, il revient à la charge et se cabre face à son spectre mental. Il donne des coups dans le vide, persuadé des dégâts qu’il ferait face à un ennemi réel. Ainsi il révisait ses techniques, dansant sous le soleil dans une parade brutale.
Il renâclait le Robuste, il se donnait le meilleur de lui même. La sueur coulait déjà le long de son encolure et l’écume envahissait ses lèvres et tâchait sa robe en quelques éclaboussures blanches.
Il fallut un bon bout de temps avant que Sendoa ne remarque la présence d’un des siens. Il était un peu en retrait mais finalement il le reconnut. C’était Pyrrhus, le cheval meurtri à la cicatrice étonnante. Il l’avait déjà vu plusieurs fois s’occupant des plus jeunes et finalement il ne lui avait jamais vraiment parlé. Peut être était-ce le bon moment pour en apprendre un peu plus sur lui.
Alors qu’il était en train de charger à nouveau, Sendoa décrivit une courbe pour se diriger vers Pyrrhus. Il pila non loin de lui, secouant ensuite son encolure pour se débarrasser des quelques gouttes de sueur restantes.
- Hey l’ami ! Pyrrhus c’est bien ça ?
Bien sûr que c’était ça mais on ne savait jamais, Sendoa pouvait bien se tromper ! À vrai dire il était tellement concentré sur ses entraînements qu’il n’avait pas beaucoup le temps de parler aux autres.